Un coq monté sur ses ergots !
Le coq était monté sur ses ergots, hautain, agressif. Voilà en tout cas l’impression qu’il donnait, quand nous levâmes la tête et que nous aperçûmes sa crête plantée droite au-dessus de la route. Le col du Coq se décline aussi en quelques chiffres : le sommet culmine à 1437 mètres au-dessus du niveau de la mer ; le pied de la bosse est situé lui, à moins de 300 mètres d’altitude ; donc presque 1200 mètres de dénivelé en douze kilomètres d’ascension. Ce col est une furie ! Et l’entrée en matière donne le ton : la bosse débute par une ligne droite de près d’un kilomètre qui lève à 12% de moyenne ! Déjà on sait à quoi s’en tenir. Le coq dressé sur ses ergots nous toise de haut. Venez ! Semble-t-il nous dire, je vous attends mes petits poussins ! Allez, venez, venez … Et nous y allons. Les beauzacois plein de bravoure, sont de vaillants guerriers. Partis ce matin d’Entremont le Vieux, ils roulent maintenant depuis plus de trois heures, et ont déjà escaladés les difficiles cols du Cucheron et de Porte. Deux « talus » qui comptent ! Deux obstacles qui tiennent des places de choix dans un palmarès cycliste. Mais le troisième qu’ils abordent là, c’est encore autre chose. Lui, appartient encore à une autre catégorie, et est à classer dans une autre dimension. On peut citer Bernard Blier dans « Les tontons flingueurs » et dire de ce col : c’est du brutal ! Alors d’entrée de jeu, « tout à gauche », petit braquet et pas d’excitation. Surtout pas de fanfaronnade. Attention, ici terminus des prétentieux !
Km 1
Mathieu a abordé le col en tête. C’est un colosse taillé dans le roc, Mathieu, doté d’une charpente puissante, de cuisses musculeuses. Un athlète que la vue d’une pente, raide soit-elle, n’effraie pas. Il enroule sans peine son petit braquet, tricote des jambes. L’ascension ne devrait pas lui poser trop de problème. Une épreuve qui va tout de même éprouver tous les organismes, et le sien n’échappera pas à la règle. Alors quand il arrivera au sommet, certes quelque peu fatigué, mais sans doute franchement furibard, et qu’il empoignera le coq par le cou, l’autre là-haut, je pense, fera un peu moins le malin ! Et même que quelques plumes risquent de voler !
Km 2
La route a déjà pris de la hauteur, on aperçoit l’Isère qui coule en contrebas, qui trace son sillon …
Alain, l’ordonnanceur, le chef d’orchestre de ce séjour, donne le tempo, montre l’exemple. Il grimpe à un rythme régulier, sans à coup, prudent. L’instit à la retraite n’est plus devant le tableau noir depuis plusieurs années maintenant. Finie l’époque où il expliquait aux enfants les lois de la gravité, où il leur apprenait à calculer une pente moyenne, un pourcentage. Finie la théorie, aujourd’hui place à la pratique, et un constat : c’est dur les maths !
Km 3
Maintenant la route s’est mise à louvoyer à travers la montagne. Des virages, des lacets donnent l’impression d’une pente amoindrie. Pure illusion. Ça grimpe toujours autant …
Denis, l’instigateur du parcours se fait discret, n’en mène pas large, impressionné par la difficulté. Il sait aussi que quelques-uns, ou quelques-unes, comptant pourtant parmi ses meilleurs amis dans le groupe, aujourd’hui peut-être vont le maudire. Mais il saura les apaiser. Le soir venu, il leur parlera, leur entonnera même peut-être doucement du Ferrat : « Pourtant que la montagne est belle … » En attendant il grimpe, et souffre comme les autres. C’est fou quand même, ce qu’il peut se dire comme conneries dans les chansons !
Km 4 – 5
Le terrain est aride, fait souvent de pierres ou de rocaille. En ce bas de vallée, et aujourd’hui malgré une météo frisquette, ça chauffe ! Finalement, on l’a échappé belle. Je n’ose même pas imaginer ce début d’ascension par un jour de cagnard.
Dadou m’avait dit au départ : « j’y arriverai jamais ! » Comme d’habitude, j’ai envie de dire. Parce qu’au final, elle finit toujours par y arriver, mais elle doute Dadou. Et elle le fait savoir, c’est même un peu sa marque de fabrique. Mais Dadou, c’est aussi un peu une tête de mule ! Un trait de caractère pas toujours facile à vivre pour les proches, mais qui dans le vélo fait toute la différence. C’est même la principale caractéristique du champion. Alors Dadou, malgré tes doutes, tes sympathiques et douces jérémiades, à vrai dire, je ne me suis jamais vraiment inquiété pour toi. Je savais très bien que ton coq, tu finirais par le plumer !
Pascal n’est pas loin, juste derrière, à la fois chevalier servant, équipier modèle, et lieutenant de luxe auprès de Dadou. Pascal, c’est un costaud, un type qui sait pédaler dur ; un bon vivant aussi, nanti d’un redoutable coup de fourchette. Une qualité qui un jour, il y a longtemps, avait impressionné mes enfants alors qu’ils étaient encore tout petits. Une posture devant l’assiette, qui depuis lui a valu ce surnom évocateur : Le Nettoyeur ! Un sobriquet et une réputation qui aujourd’hui encore le poursuivent. Alors, « le Nettoyeur », je pense que le coq, lui aujourd’hui, il aurait préféré le voir ailleurs. Tient ! Bien au chaud dans une casserole par exemple … et en train de baigner dans une succulente sauce au vin !
Km 6
Au détour d’un virage, on peut apercevoir maintenant les faubourgs de Grenoble, minuscules, tout en bas. De l’autre côté de la valée, c’est l’imposant massif de Beldone qui domine ; lui et sa neige, ses dômes blancs plantés face à nous.
Stéphane, toujours vaillant, grimpe à l’énergie, remuant de tous ses membres. Il arrive souvent de voir des destriers fougueux. Là, pour le cas présent, il se trouve que c’est le cavalier qui parfois peut se montrer incontrôlable. Une nature généreuse que ce Stéphane. Trop généreuse ! Un vrai tempérament qui donne sans compter. Un animal à l’énergie qu’il faut parfois savoir canaliser. D’ailleurs un coach, ou plutôt une sorte de dompteur de fauve, s’est proposé je crois, de lui dispenser des conseils, et s’est engagé même à l’aider à franchir prochainement les Pyrénées. Et il les franchira ! T’as ma parole Steph !
Km 7
Tout à coup rideau noir ! La route rentre dans un tunnel qui perce le flan de la montagne. Pas de répit pour autant pour les cyclistes, la pente est toujours aussi raide. De l’eau dégouline des parois et de la voute du tunnel. Seule consolation, les cyclistes aujourd’hui ont droit à une petite douche gratuite.
Qu’il fasse jour ou nuit, Jean-François, lui s’en fout et grimpe tranquille, bien posé sur sa selle. Jeff, notre président, un homme précieux dans le club, car un homme rare. La dernière assemblée générale, au cours de laquelle il avait annoncé vouloir céder sa place, a révélé alors un grave déficit de vocation. Alors il faut le préserver notre président, le dorloter, le coucouner. On aurait presque envie de raboter la montagne, rien que pour lui ! On pourrait aussi essayer de le pousser ou de le tracter, mais difficile quand Jacques n’est pas là. Impossible de trouver un titan de cet acabit aujourd’hui parmi les troupes, une troupe à ce jour essentiellement composée de gringalets grimpant avec difficulté, et peinant déjà à hisser leur propre carcasse ! Alors il effectuera tout seul l’ascension, et souffrira en silence, notre président. Dommage. Croisons les doigts, et espérons seulement qu’il en réchappe !
Km 8 – 9
Le village de Saint-Pancrasse s’accroche là, au flan de la montagne. C’est un bourg minuscule qui compte seulement quelques maisons. Un peu plus loin un carrefour, et il faut tourner à gauche. Une bonne surprise attend alors les cyclistes. Durant un kilomètre, la déclivité de la route diminue un peu : 7%. Il faut profiter, car le répit est de courte durée.
Nadine et Marc. Bien obligé de les associer ces deux-là. D’abord parce qu’ils ont fait route commune, puis aussi parce que le col du Coq, eux, ils connaissent déjà. La route, tient, parlons-en. Là où d’autres ont mis à peine deux heures vingt, à eux, il leur a fallu plus de six heures trente pour effectuer le même trajet ! Nadine et son légendaire sens de l’orientation a bien sûr été raillée, moquée, dans cette histoire. Mais attention pas de méprise, car cette folle expédition, ce balayage en règle de toutes les routes du massif de la Chartreuse ne tiennent pas du hasard. C’était même, en fait, une opération minutieusement préparée par Nadine et le fin limier Marco, avec derrière tout ça, un but bien précis : la reconnaissance et l’étude précise du parcours du lendemain. Désormais un passage obligé, un mode préparatoire novateur dont ne peut plus s’affranchir le cyclisme moderne. Une discipline à laquelle doit impérativement se plier tout compétiteur soucieux d’optimiser son rendement. Nadine et Marco, en fait sont de vrais pros !
Kms 10
Il y a eu cette rampe terrible, juste après Saint-Pancrasse : plus de 10%, où venait s’ajouter un violent vent de face. Puis derrière, heureusement, se succédèrent quelques lacets salvateurs, où parfois le vent venait nous pousser. On entendait alors chantonner ce vent à travers les branches des grands conifères, et c’était doux à entendre. Je crois que Régine, elle aussi, se laissa bercer durant un moment par cette musique suave.
Est-ce dû au simple fait que son mari ne soit pas là ? Je ne sais pas. Toujours est-il que la veille, dès qu’il fut décidé d’aller voir « Le Coq » d’un peu plus près, je ne sais pas pourquoi, mais on vit tout à coup une Régine pleine d’élan et quelque peu émoustillée ! Mais rassure toi Christian, car le coq dont il est question-là, tu l’as compris, n’est pas vraiment porté sur la bagatelle, pas très avenant et même plutôt revêche, crois-moi ! Et Régine, du coup, n’a pas été plus gâtée que les autres ! Même tarif : un col qu’elle a grimpé en souffrant et en prenant tranquillement son mal en patience. Mais Régine est une valeur sûre, solide et agile à la fois, racée sur le vélo, alors elle est passée Régine. Et le terrible col du coq figure désormais en bonne place à son palmarès. Mission accomplie. Alors comme promis Christian, dès ce soir on te rend ta femme !
Km 11
De méchants courants d’air balayent maintenant sans relâche le haut de la montagne. Un vent souvent de face, qui ajouté à la rudesse de la pente, fait se dresser les cyclistes sur leurs pédales. Des difficultés qui ajoutée les unes aux autres font de ce col un pénible chemin de croix. Et en plus, il fait froid !
Isabelle, épouse de Mathieu, elle, n’en a cure et poursuit sa route sans faillir. Isabelle, jeune recrue dans le club, est une cycliste aux qualités certaines ; un moteur comme on dit dans le jargon. Avec très peu de vélo à son actif, s’attaquer aujourd’hui au difficile col du Coq était une gageure de taille. Un défi en plus, qu’elle semble avoir relevé avec une relative facilité. Chapeau l’artiste ! Cette amoureuse des livres, des mots, est en train de se découvrir je pense, une vraie passion pour le vélo. Il est vrai que prendre son vélo et partir, tourner les jambes, n’est-ce pas un peu comme tourner les pages d’un livre ?
Km 12
Le sommet est en vue. La route chemine à travers la forêt. A l’occasion d’une trouée, on peut apercevoir alors le fond de la vallée, tout en bas, et quelques maisons minuscules éparpillées çà et là. Les cyclistes, eux, en ordre dispersé, grimpent encore à travers la montagne.
Louis n’aime pas le froid, alors Louis souffre. Il a même quelques crampes, mais Louis a vaincu l’obstacle. Louis : c’est « Le Vieux », comme l’a surnommé affectueusement Nadine, et comme était surnommé aussi Jean Gabin dans le milieu du cinéma. Deux valeurs sûres, et quelques similitude que je trouve, entre ces deux-là. Même prestance, même sérénité, même force tranquille. Louis a eu soixante-dix ans, et il progresse encore. Gabin a fait une deuxième partie de carrière formidable lui aussi. Quand je vous dis que ces deux-là se ressemblent !
Louis, homme de la terre, une terre à laquelle était attaché aussi Gabin, et Louis armé tout à la fois de bon sens et de patience, connait de la vie les choses essentielles. Ça aide beaucoup dans le vélo. Il sait que dame nature a ses principes, et que l’homme tout puissant qu’il se croit, très souvent ne pèse pas lourd face à elle. Une vérité qui s’applique là encore au vélo. Alors Louis a abordé prudemment les premières pentes du « coq », un col qu’il a grimpé ensuite avec humilité, avec sérieux. Au milieu de la bosse, il a pris soins de se ravitailler en eau, car c’est très important, aussi de bien boire, de bien manger, dans le vélo. Louis l’a compris. Puis il a continué à grimper, toujours sérieusement, toujours sereinement, pour ensuite atteindre le sommet du col sans embuche. « Le vieux » à vrai dire nous épate. Et Gabin dans un film dialogué par Audiard, aurait pu parler de lui ainsi : « Faite gaffe les gars, et méfiez-vous encore du « vieux » ! Il affiche peut-être soixante-dix piges au compteur, mais il est pas manchot le gazier ! Il possède un coup de flingue, qui en moins de deux, peut encore te dézinguer un petit jeunot ! »
Epilogue
Le sommet du col est balayé par un vent glacial venu droit du nord. Une bise qui ne donne pas envie de s’attarder longtemps dans le coin. Les beauzacois sont regroupés maintenant, transit, mais heureux. Cette ascension restera sans doute longtemps gravée dans leur mémoire. Tous ceux qui étaient là aujourd’hui, ont acquis des galons. Chacun prend soin d’enfiler un coupe-vent ou de revêtir un vêtement chaud avant de se lancer dans la descente. La route jusqu’à Saint-Pierre de Chartreuse, plonge à pic à travers la forêt. Une route qui d’ailleurs ressemble plus à une piste forestière. Une chaussée dégradée, truffée de nids de poule ; normal, quand un coq, juste au-dessus, règne en maitre, où la vigilance est de mise à chaque instant. Une descente périlleuse et éprouvante. Une descente, où après, il leur fallut encore escalader le Cucheron par l’autre face, celle descendu le matin même. Puis remonter encore, et cette fois jusqu’au gite. Un dernier raidard sous forme de bouquet final, où les beauzacois se présentèrent en ordre dispersé, abattus mais heureux. Quelle journée quand même ! Plus de 3000 mètres de dénivelé effectués en un peu moins de cent kilomètres. A la fois exceptionnel et grandiose. Chapeau les gars ! Respect les filles !
Le massif de la Chartreuse, au cours du temps, a toujours été le théâtre de formidables épopées ; un haut lieu du vélo où se sont écrites les plus belles pages de l’histoire du cyclisme, un sanctuaire qui a nourri sa légende.
En 1948, Gino Bartali, après qu’il eut passé tous ses cols en tête, traversa un Grenoble en liesse ; noyé au milieu d’un public composé en majorité d’exilés italiens qui étaient venus là pour saluer leur héros.
En 1958, et sous une pluie diluvienne, Charly Gaul, survolté, terrassa ici même Raphael Géminiani. Un Géminiani pourtant presque assuré et même en passe de gagner cette année là son premier tour de France.
Plus près de nous, Bernard Hinault, s’y révéla. En 1977, le jeune champion naquit ici, au cours d’un « Dauphiné Libéré », et grâce à une victoire dantesque acquise fort de la Bastille, sur les hauteurs de Grenoble.
Les beauzacois aussi, se sont montrés à la hauteur. Un exploit anonyme, qui restera dans l’ombre, certes, mais que chacun gardera en soi comme un moment précieux. Un moment doux aussi, qui reviendra à eux parfois juste avant de s’endormir, quand les pensées divaguent, et quand des rêves rodent au-dessus de nos têtes. Des rêves qui magnifient nos vies, et nous emportent … Et qui maintenant nous mèneront peut-être souvent du côté de la Chartreuse. Ou ailleurs …
Denis, Confolent 22 mai 2016