Finalement, dans la vie, le bonheur est souvent facile à saisir : un vélo, des copains, quelques routes à partager … Et il est là, on le tient ! Cette évidence m’apparut à 6h55, et me frappa avec la fulgurance de l’éclair, près de Vourze, alors que je m’apprêtais à rejoindre Jacques, Gilles et Jean-Louis pour notre sortie de 250 km prévu ce samedi 17 mai. Un menu du jour, certes copieux, mais à la fois tellement alléchant. A la carte : une belle cavalcade à travers monts et plateaux entre Haute-Loire et Ardèche. De plus, et comme diraient nos chers technocrates d’aujourd’hui, en ce samedi matin, tous les indicateurs sont au vert. Le ciel est sans nuage, le vent presque nul, et pour ne rien gâter, l’ambiance s’annonce des plus détendue.
Le départ est donné à 7h, comme prévu, et les cyclistes se mettent en route, direction Brive Charensac par la vallée de la Loire. Cette partie du parcours est bien connue de tous, donc sans surprise. Et pourtant le plaisir est là, présent à chaque détour de la route qui serpente le long de la vallée. A cette heure matinale, la nature et les hommes s’éveillent à peine. Tout n’est que balbutiements, que murmures … Ici ou là quelques lambeaux de brume s’attardent encore, accrochés aux berges du fleuve, dissouts bientôt par les premiers assauts du soleil. Un soleil qui s’annonce généreux, prêt à éclairer de mille feux tout ce qui brille sur la terre, à brunir la peau des hommes et à leur redonner le sourire. Les quatre cyclistes tracent alors leur chemin, et enchaînent les relais. Cette belle harmonie dans le geste les emporte déjà loin, et presque sans effort … Calés à une vitesse de croisière de 30 km/h au plat, ils effleurent à peine les pédales, pianotent tranquillement des doigts sur le guidon, bercés par le seul sifflement de leurs roues caressant le bitume. Leurs jambes tournent avec souplesse, bien en phase, comme les pièces de précision d’une mécanique bien huilée. Ils restent sans parler, et comme recueillis, savourent l’incommensurable bonheur des hommes en route vers d’autres horizons …
Coubon à peine traversé, l’ascension vers les hauts plateaux commence alors. La route est bucolique et tranquille, presque sans voitures. Là, les quatre cyclistes peuvent rouler sans danger à deux de front tout en papotant comme des commères. Peu avant Le Béage, kilomètre 85, ils ont atteint la côte symbolique des 1200 m d’altitude, sans même s’en rendre compte, portés par un gentil petit vent favorable venant leur caresser le dos. Une brise douce, comme la chanson que jadis leur chantait leur maman … En levant le nez du guidon, les quatre cyclistes peuvent alors apercevoir les premiers moulins à vent. Plusieurs batteries d’éoliennes hérissées comme des arbres aux branches faméliques brisent au loin la ligne d’horizon. Maintenant ils progressent doucement à travers d’immenses espaces. Au loin, la ligne de crête d’une montagne escarpée découpe avec finesse la dentelle du ciel. Un ciel toujours bleu, éclatant de pureté et sans le moindre nuage. Peu avant d’entamer le grand plongeon vers les bords de l’Ardèche, la route longe une rivière. Celle-ci, nonchalante, serpente à travers des prairies. Toujours vent dans le dos, les cyclistes filent à plus de 35 km/h, toujours heureux, toujours tranquilles … Puis tout à coup ils tournent à droite, quittent les bords de l’eau et attaquent une petites côte, simple faux plat montant où la route se perd à travers bois, juste avant la grande bascule. Celle-ci à peine entamée, ils prennent rapidement de la vitesse et filent sans effort. Traçant de belles trajectoires, ils enchaînent les virages, découvrant à chaque fois de nouveaux paysages, débouchant sur d’autres vertiges … Le changement de climat, lui aussi est palpable. Il est évident qu’ils viennent de changer de pays. Le midi est là, juste à portée de leurs mains. Il leur envoie en pleine figure ses souffles d’air chaud, imprégnant leurs poumons de ses senteurs méridionales. Arrivés dans la vallée, et encore tout enivrés par ces essences nouvelles, ils longent un moment le cours de l’Ardèche, puis pénètrent dans Vals les Bain, kilomètre 140. Vals, la ville d’eau, la ville des curistes. Lieu où semble subsister encore les vestiges d’un passé aujourd’hui révolu … Ils passent alors à coté de parcs déserts, de kiosques à musique étrangement silencieux … surpris de découvrir de massives verrières faites de fer forgé, accrochées à quelques façades de maisons aux allures un peu hautaines, et guettées déjà par la décrépitude. Il est midi, et nous remontons doucement la rue principale. L’heure est venue de se ravitailler. Et c’est Jean-Louis, le pote, le gastronome, maître queux à ses heures perdues (elle a de la chance Martine !) qui se charge d’acheter quelques victuailles. Il revient, distribuant à chacun, du fromage, du chocolat, une épaisse tranche de jambon de pays, le tout accompagné d’un demi-pain à la croute dorée et croustillante. Bref, de quoi requinquer un affamé ! Ou plus modestement, remettre en ordre de marche un organisme montrant quelques signes de lassitude. Cependant, la lassitude n’est pas à l’ordre du jour. Visages sereins et sourire au coin des lèvres, les quatre cyclistes ont plutôt bonne mine, affichant même une forme proche du zénith. Jacquot, lui le zénith, il plane encore au dessus ! A plus de soixante piges, il nous fait la pige ! Se permettant même certains jours d’arranger des jeunots aux dents longues ! C’est un cas médical. Un de ces quatre, il faudra bien se résoudre à faire examiner son corps par d’éminents médecins spécialistes en gériatrie ! Lèveront-ils le mystère ? Plus il vieillit, plus il s’améliore ! Comme le bon vin. Ce qui me donne à penser, qu’enfant, il a du être élevé en fût de chêne ! Après tout, l’hypothèse est plausible. Il est de bonne constitution, il a de la robustesse, de la cuisse, et l’homme est plutôt bien charpenté !
Confortablement installés sur un banc, jambes étirées au soleil, les quatre cyclistes savourent leur pitance. Font le plein d’un carburant qui leur sera nécessaire pour boucler les 110 km qui restent à parcourir.
Leurs agapes à peine terminées, ils se remettent en selle. A la sortie de Vals, la route se dresse à nouveau, courant vers la montagne ... Cette montagne si chère à Jean Ferrat. Qui est si belle, mais qu’il faudra gravir jusqu’à Mézillac, via Entraigue sur Volane … puis jusqu’au Gerbier. Heureusement, la pente est douce, et le poète est là, immortel, insaisissable, chantonnant encore quelque part, nous accompagnant sur la route qui grimpe à travers sa montagne. Après un dénivelé de près de neuf cents mètres depuis Vals, Mézilhac est en vue. A plus de onze cent mètres d’altitude, la température maintenant est plus fraiche, mais l’air a tout de même su garder une partie de sa douceur printanière. La Basse Ardèche est maintenant derrière nous, et s’étale au loin, immense, infinie, se confondant dans des brumes où dansent des mirages … Devant nous, c’est le Vivarais, avec ses reliefs plus ronds et ses roches grises. La montagne nous encercle, elle est partout autour de nous !
A Mézilhac, kilomètre 163, les cyclistes rencontrent des motards. Cricri, à la fois l’ami et le secrétaire du club, est aujourd’hui à la tête d’une horde de motocyclistes endiablée. Il a troqué son vélo contre une moto. Un gros cube rutilant de mille et quelque centimètres cube a remplacé son « Lapierre » d’à peine sept kilos cinq ! Cette rencontre improbable, simple fruit du hasard, a été des plus sympathiques et des plus chaleureuses. Alors qu’il descendait en week-end en Ardèche avec Nathalie son épouse et ses amis motards, aujourd’hui le destin a voulu que nos routes se croisent.
Pour nous, c’est aussi le moment de refaire le plein d’eau, de remplir les bidons pour entamer sereinement la dernière partie du parcours. On cherche une fontaine. Je crois que c’est Gillou qui proposa le premier de se ravitailler au bistrot du col, et de profiter de la quiétude de sa terrasse pour prendre tranquillement un verre. Gillou, c’est le bon copain, le fidèle compagnon de route. Bon vivant, toujours d’humeur joyeuse, avec lui on est presque toujours certain de se payer de bonnes tranches de rigolade. Plutôt fluet, d’allure élancée, il est taillé pour grimper les bosses. Mais en descente aussi, il se débrouille pas mal ! En vidant devant nous son demi de bière d’un trait et sans reprendre son souffle, il nous en apporta définitivement la preuve par cette implacable démonstration ! Il faut préciser aussi, que nous avions soif !
La route jusqu’au Gerbier est vicieuse. Elle grimpe, « visse » insidieusement, puis par moment relâche un peu son étreinte, puis remonte plus loin. Là, le cycliste doit savoir jouer du dérailleur, adapter son braquet à la pente, sous peine de très rapidement s’épuiser. Le cadre reste idyllique, et la beauté des paysages est à couper le souffle. La route, en équilibre sur la crête déroule son asphalte, et les cyclistes deviennent funambules. Comme suspendues à un fil, l’Ardèche et la Haute-Loire s’étalent sous leurs pieds ! Et les laissent sans mots. Il ne leur reste plus qu’à ouvrir grand les yeux.
Au sommet d’une rampe un peu plus abrupte, la côte des 1400 m d’altitude est atteinte, et même légèrement dépassée. Au pied du Mont Gerbier, les quatre cyclistes filent, profitant de leur élan après une courte descente suivie d’un replat. Les bidons sont encore presque pleins. Dommage. Là, ils auraient pu trouver de l’eau. Dans le coin, je crois qu’il y a une source ! La route jusqu’aux Estables leur est familière, et maintenant ils savent qu’ils rentrent chez eux. Cependant, la nature est toujours aussi surprenante de beauté. Le cap des deux cent kilomètres va bientôt être franchi, et les organismes fatiguent un peu. Peu après Les Estables, ils prennent la direction de Saint-Front. A partir de là, la déclivité est constante. Seul un vent de nord-est, heureusement modéré aujourd’hui, contrarie leur progression et les empêche de se laisser couler paisiblement vers les plus basses terres. Du coté des Balays, Jean-Louis a un petit coup de mou. Le moral en berne, il grimace et se confie à moi, en proie à des questions existentielles.
Tu vois, j’me suis mis au vélo sur le tard … mais finalement j’crois que j’suis pas vraiment fait pour ça ! Je rigole en moi-même, juste avant de trouver les mots pour le réconforter. Arrête un peu Jean-Louis et t’inquiète pas ! Bien sur que si, que t’es fait pour ça ! Même que ton vélo, très souvent, tu le bichonnes mieux que ta femme !
Et puis se fut Recharinge … puis Yssingeaux, puis Saint-Maurice, puis enfin Pont de Lignon, et la boucle fut bouclée, après les 250 km d’un parcours magnifique.
En France, il parait que tout finit par des chansons. Et à Beauzac, par des canons ! Pour que la tradition perdure, c’est sur les hauteurs de Confolent, au lieu-dit la Vigne, que les quatre randonneurs du jour se rendirent. A leur étonnement, ils y trouvèrent déjà d’autres cyclistes installés en terrasse et tranquillement en train de se désaltérer dans une ambiance détendue. Arrivé depuis une demi-heure, le groupe du samedi, emmené par Nadine, maîtresse des lieux, avait échoué là lui aussi. Des verres et des bouteilles traînaient déjà en désordre sur la table. La fête avait déjà commencé … prête encore une fois à se prolonger …
Confolent, 22 mai 2014